Monday, September 3, 2007

BUFFET À VOLONTÉ

Un autre vieux truc et, j'avoue, ce qui suit n'est pas la meilleure histoire qui ait jamais été écrite. Mais bien franchement, je la trouve rigolote! Et malheureusement, l'idée de départ est bel et bien un cas vécu. Quelle idée de relire ça, j'ai de nouveau un p'tit frisson dans le cuir chevelu! hahahahaha

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Une bête habite chez moi. J'aurais pu dire un insecte, ou même une bibitte, mais ces appellations n'ont pas le poids voulu. J'aurais aussi pu dire que j'hébergeais un monstre, mais je vous aurais probablement fait peur. Alors, je l'ai appelée bête. Car c'en est une.

La première fois qu'on s'est rencontrées, il faisait noir, je répondais à un coup de fil tardif et j'ai vu son ombre passer devant mes orteils. Figée d'horreur, j'ai tendu la main vers l'interupteur mais, comme toute bête qui se respecte, elle avait disparu.

J'ai suivi le chemin que j'avais cru la voir prendre, vers la cuisine, ai allumé le plafonnier et inspecté chaque latte de bois à la recherche de l'intruse, sans succès.

Elle avait disparu, puis son souvenir fit la même chose. Jusqu'à la semaine dernière.

Mon chat ne cessant de me réclamer à manger, je l'ai suivie à la cuisine pour remplir son plat de croquettes puantes. J'ai allumé la lumière et là, par terre, à un pied de moi, cette foutue bête nocturne me regardait.

Enfin... j'imagine qu'elle me regardait.

Une grosse bête comme je n'en avais jamais vues, d'un bleu électrique ponctué de rouge tomate. Un savant mélange d'araignée, de mille-pattes et de monstre de dessous de lit.

La surprise passée, le dégoût coincé dans la gorge, je me suis précipité sur une chaussure qui trainait, comme elles trainent toujours.

Pas si idiote, la bête s'est sauvée dans l'espace entre le plancher et le mur. C'est joli les vieux appartements, c'est chaleureux, mais c'est plein de trous et de craques où les bêtes peuvent se cacher.

J'ai très mal dormi.

Mes parents m'ont toujours dit "les petites bêtes ne mangent pas les grosses"... Pourtant, les nombreux trous neufs dans mes jambes auraient pu leur prouver le contraire. Mes souliers ne quittent plus mes pieds, où qu'ils aillent. La prochaine fois qu'elle osera se présenter à moi, je serais bien armée pour l'écraser d'un coup de talon.

Je ne l'ai plus revue, mais je sais qu'elle est là. Elle rôde, m'observe, elle sait que je l'attend de soulier ferme. Seuls mes petits morceaux de jambes qui disparaissent durant la nuit témoigne que la bête habite encore ici.

Probablement qu'un matin, en me réveillant, je n'aurai plus de pieds à mettre dans les chaussures. La bête se sera gavée de moi, ayant probablement invité sa famille à profiter du buffet vivant que je suis devenue.

Peut-être aussi qu'à ce moment-là, elle aura tellement mangé qu'elle ne pourra plus se faufiler dans les défauts de mon appartement. Elle vivra là, sous la table de cuisine, où je ne pourrai de toute façon plus aller sans mes jambes pour me déplacer.

Partirons ensuite mes bras, doigt par doigt, pour nourrir la bête de plus en plus vorace.

Quand il ne me restera plus que la tête, j'aurai expiré depuis longtemps. C'est une chance car je ne serai pas là pour la voir me gruger les joues, le nez, les lèvres et la langue, finissant par les yeux, bonbons fondants.

Ensuite sera bouffé le chat.

Puis, les voisins, probablement.

Je devrais peut-être appeller l'exterminateur maintenant...

LA DERNIÈRE BÊTISE D'UN VIEUX CON

Un autre petit truc écrit il y a quelques années, je crois dans le but de l'envoyer quelque part, mais je ne sais plus où, ni si je l'ai fait. Sans être certaine qu'elle soit excellente, j'aime quand même cette histoire. Ça pourrait faire un cool film... hehehe


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- Excusez-moi... est-ce que c'est vous?

Je me retourne, sans vraiment croire que la question s'adresse à moi. Une petite brune me regarde d'un air suppliant. Je prends bien le temps d'observer les yeux si noirs, le nez si long, puis la bouche, si fine. Il me prend un moment, avec mon regard de vieux, pour remarquer la photo qu'elle tient au bout des doigts.

Le papier est jaune, les couleurs sont fades, mais je distingue très bien un jeune homme bien mis, devant une maison. La maison, je la connais très bien. Je passais devant tous les matins sur le chemin de l'école. Chaque année, les arbres étaient plus beaux, plus grands...

Les gens qui l'avaient habitée en avait toujours bien prit soin, jusqu'à l'été 1949, année du grand incendie. Je reconnais aussi le jeune homme, mon meilleur ami, disparu sans laisser de traces le soir même de la tragédie. Il avait péri dans les flammes, enfin, c'est ce que tous croyaient.

Que peut bien lui vouloir cette jeune fleur?

Elle brandit impatiemment le cliché devant mes yeux. Ses cheveux en bataille et les cernes sous ses yeux trahissent sa fatigue. Sans vraiment réfléchir, je décide de lui faire plaisir.

- Oui, c'est bien moi... où avez-vous trouvé cette photo?

La méfiance fait briller son regard une demi-seconde, mais elle se précipite tout de même sur moi et m'enlace. Bien égoïstement, j'acceuille avec plaisir les bras d'une si jeune et jolie fille autour de moi. Il y avait si longtemps...

- Grand-papa!

Je tombe des nues. Moi qui croyait qu'elle... en fait, je ne croyais rien du tout, je ne suis qu'un vieillard qui s'ennuie. Alors, pour ne pas la peiner, je lui souris, sans trop en mettre. Suis-je même au courant que j'ai une petite-fille?

- Il y a tellement longtemps que je te cherche Papi!

Je ne réponds pas. Que pourrais-je donc lui dire? Elle prend mon silence pour de l'assentiment et se met à me parler, ponctuant chaque phrase d'un "Papi" bien senti. J'apprends ainsi qu'elle se nomme Isabelle et qu'elle a 27 ans. Mes jambes commençant à se fatiguer, je lui offre un café qu'elle accepte avec un plaisir évident.

Tout ce que j'entends durant les cinq minutes du trajet jusqu'au restaurant c'est "bla-bla-bla-papi, bla-bla-bla-papi" et étrangement, ça me fait du bien. Dans ce trou perdu où je connais tous et chacun, il y a quelqu'un de nouveau. Et elle est jolie, ce qui n'est pas sans me déplaire.

Après lui avoir commandé nos breuvages, thé au lait pour moi et café noir pour elle, le gros Marcel vient les déposer devant nous, non sans bruit, puis retourne à son comptoir en marmonnant. Pour une fois, je suis de bonne humeur et le remercie, mais il ne réagit pas. Nous n'avons jamais été amis, lui et moi. Et ce n'est pas aujourd'hui que ça va changer.

Pendant ce temps, le babillage d'Isabelle continue. Habituellement, je préfère le silence au bavardage mais ma curiosité m'empêche de lui dire de se taire. Il lui prend un certain temps à capter vraiment mon attention. Il aura fallu qu'elle prononce les mots magique: Rose Dubois.

Je suis d'accord, c'est un nom bizarre, don fait par des parents farceurs ou de prétention poétique. Mais ce nom s'accompagna toujours, du moins pour moi, du parfum qu'il évoque. L'odeur lourde de la rose mélangée à la moiteur de la forêt. La terre noire, les épinettes et les fougères, soutenues par cette fleur merveilleuse. Rose Dubois, amour de ma vie. Et dire que je l'avais oubliée...

À partir de ce moment, mon attention vers cette jeune Isabelle est totale, immuable. Je l'écoute me parler de sa mamie, douce Rose, lumière de sa (ma) vie. Elle me raconte l'origine de Rose, ce village perdu au nord du nord, et la perte de son amour qui n'est pas moi. Pierre Durocher, autre victime de parents sadiques.

Je me souviens d'eux, les jeunes tourtereaux, frais comme la rosée et beaux comme des dieux. Dès le berceau, il s'étaient aimés. Nés le même jour, même sage-femme, leurs destins avaient été étroitement liés. Si j'étais de mauvaise langue, j'aurais même pû dire qu'ils partagaient le même sang. Mais cela aurait été faire du tort à ma bien-aimée.

Alors, cette jeune demoiselle me prend pour ce Durocher, mon ami d'enfance? Et bien soit,pour toi jeune Isabelle, je serai ce pauvre diable.

Je me rends soudain compte qu'elle ne parle plus. Elle me regarde, attentive, l'air d'attendre une réponse. Je décide de jouer su mon grand âge et fais celui qui n'a pas entendu, courbant ma main près de mon oreille.

Avec un sourire taquin, elle répète sa question. Pourquoi suis-je parti, pourquoi n'ai-je pas tenté de retrouver Rose? Petit Jésus, venez-moi en aide. Que répondre à cela? Toutes les réponses sont possibles, mais laquelle est la bonne? Je décide de jouer la comédie. Au point où j'en suis...

- Serait-elle encore en vie?

Je suis assez fier de moi. Le ton plaintif que j'ai employé et le regard humide que j'ai réussi à lui lancer l'ont fait sursauter.

- Comment Papi, tu la croyais morte? se contente-t-elle de me répondre.

Par chance, mes yeux s'humidifient encore plus, laissant couler une larme sur ma joue. Vive la climatisation!

- À mon retour, après l'incendie, on m'a raconté qu'elle s'était enlevée la vie et que ses parents avaient quitté le village.

Alors là, chapeau le croûton! La jeune donzelle m'apparaît sur le bord des larmes, les poings serrés, le menton tremblotant. Mon vieux cœur se tord un peu devant sa douleur, mais je reste sur ma position. Si ma belle est encore vivante, je pourrai la retrouver...

- Si tel était le cas, crois-tu que je serais là?

Je comprends enfin que j'ai fait une belle erreur. Un vieil homme se fait accoster par une jeune femme qui l'appelle Papi et il ne se demande pas d'où cela peut venir? Une erreur de débutant, Roland. Je me rattrape en m'inventant quelques maîtresses, dont une ou deux qui auraient pû être sa grand-mère. Isabelle paraît satisfaite, mais se tait.

J'ai l'impression que je dois parler, mais je ne sais que dire. J'ai seulement envie de lui arracher l'information qui m'importe le plus: où est donc ma douce Rose? Je n'arrive pas à trouver les mots. Je continue mon observation. Mais oui, ces yeux noirs, ces lèvres minces, elle ne peut que les tenir d'elle. Les cheveux viennent d'un autre que je ne pourrais pas connaître, mais c'est Rose sous cette tignasse, je la reconnais.

Le souvenir d'un désir aussi vieux que moi se fait sentir, sans que rien de concret ne l'accompagne, bien sûr. C'est une chance, je ne saurais contrer l'embarras que me procurerait une érection là, maintenant.

- Je peux rester chez toi pour la nuit... Papi?

Je n'en crois pas mes oreilles. Elle veut venir chez moi, dans mon petit appartement au-dessus de l'épicier. Elle ne me connaît pas, je pourrais être n'importe qui. L'idée me fait sourire, car je suis effectivement n'importe qui. Un vieux fou qui raconte des salades pour se désennuyer.

J'appelle le gros Marcel pour régler l'addition, mais il ne lève pas les yeux et reste derrière son foutu comptoir. Isabelle met trois dollars sur la table et se lève.

- Tu viens Papi? Je suis fatiguée, j'aimerais bien dormir.

Et moi, je me lève sans rouspéter et me dirige vers la porte. Si elle veut payer, je ne l'en empêcherai pas. Ma maigre pension ne me permet pas de m'obstiner sur ce genre de broutilles. De toute façon, ne vais-je pas la loger chez moi?

Isabelle ne parle plus. Elle adapte son jeune pas au mien, lent comme les jours eux-mêmes. Si j'ai déjà trouvé que la vie passait trop vite, on dirait aujourd'hui que le temps s'est arrêté. Les jours allongent, les semaines se transforment en années... et je m'emmerde.

Mais avec ma nouvelle petite-fille, même si le temps est long, il est bon. De regarder cette jeunesse aux joues roses et aux yeux pétillants prendre son temps pour moi m'emplit de bonheur. Il y avait si longtemps que je n'avais été aussi serein. Si longtemps...

Quand nous arrivons enfin chez moi, je passe devant et monte l'escalier, tranquillement, les deux pieds sur chaque marche, la main crispée sur la rampe. C'est dans ces moments que je me sens le plus vieux, quand je monte l'escalier comme un enfant de deux ans. Seule la dignité, et mes maux de dos, m'empêchent de l'escalader à quatre pattes.

Je la sens derrière moi, cette Isabelle, probablement inquiète que je tombe et me casse la hanche. Pendant quelques secondes, j'ai honte de la faire marcher. Je songe même à tout lui avouer, là, dans la pénombre du portique. Et si elle le prenait mal? Si elle décidait que, finalement, une hanche cassée serait la meilleure punition? Une petite poussée et...

Pour la première fois, en ouvrant la porte, je remarque l'odeur qui se dégage de mon appartement. J'avais senti la même au foyer où ma mère avait résidé. Une odeur de vieille peau flétrie mélangée à celle des médicaments. J'ai honte. J'ai envie de lui dire de partir, que je n'ai pas de place pour elle.

Sans avoir l'air de remarquer quoi que ce soit, elle me suit dans l'appartement. C'est propre et rangé, car je n'y fais rien d'autre qu'écouter la télé, manger et dormir. Pas de livres, pas de radio, qu'un petit lit de fer dans la chambre pas plus grande qu'une penderie, un canapé inconfortable et un vieux téléviseur aux couleurs fades dans le salon attenant à la cuisinette. Nous sommes acceuillis par le canal météo.

- Tu veux du ragoût ou des spaghettis?

La jeune femme hausse les épaules et se jette sur le canapé, s'approprie la télécommande et se promène d'une chaîne à l'autre, sans s'attarder sur quoi que ce soit.

Sa nouvelle attitude détachée m'énerve un peu, m'inquiète aussi. Je décide néanmoins de réchauffer le ragoût, car il repose dans le frigo depuis plus longtemps que le reste.

J'apporte les bols fumants sur la petite table. Elle marmonne un merci peu convaincant et se jette sur la nourriture comme s'il y avait des mois qu'elle n'avait rien ingurgité. Nous nous laissons hypnotiser par une émission (insipide) estivale.

- Mamie Rose est toujours vivante, tu veux la voir? lance-t-elle subitement.

J'échappe ma fourchette dans le bol. Je ne m'occupe même pas des éclaboussures brunes sur mon pantalon. Je me concentre à diriger le sang ailleurs que dans mes oreilles. J'essaie aussi de calmer mon cœur, qui bat à trois-cent-mille battements minute. Une autre question piège, piège que je me suis fabriqué tout seul par ailleurs.

Si je dis oui, mon aimée me reconnaîtra et ma supercherie sera mise à jour. Si je dis non, quelle explication pourrais-je donner? J'ai soudain l'impression que cette petite personne se joue de moi, mais mon esprit est trop confus pour se mettre à raisonner. Après tout, je ne suis qu'un vieux con.

Belle Isabelle attend ma réponse en mâchouillant un gros morceau de viande. Je n'entends plus que ça, les dents qui s'entrechoquent, les coups de langue, les gargouillis du gosier qui laisse passer la nourriture déchiquetée. Je craque.

- Je ne suis pas Pierre Durocher, je suis Roland Magnan, que je crie. Je ne suis pas ton grand-père. Ton Papi a disparu il y a longtemps, mort dans l'incendie de la grande maison.

J'attends les cris, les coups, les larmes, mais rien ne vient. Isabelle se contente de piquer un morceau de pomme de terre et de l'enfourner dans sa bouche. Elle n'a même pas l'air surprise.

Je me fâche. Qu'est-elle en train de me faire, cette petite peste? J'avoue lui avoir menti et elle continue à manger comme si rien n'était? Mon cœur reprend sa course folle.

Je ne peux plus la regarder, cette petite fleur qui ressemble trop à Rose. Je sens tout de même son regard sur moi. J'hésite entre le sentir haineux ou triomphant. Je choisis le regard haineux, c'est beaucoup plus facile à supporter. Comment alléger l'atmosphère?

Je commence en lui racontant mon amour pour Rose Dubois, au nom ridicule mais au parfum si doux. Je raconte aussi ma jalousie envers mon ami, l'homme de sa vie, Pierre Durocher. Puis, l'incendie, de ce que j'en sais, que ce serait un éclair qui aurait mis le feu à la grange. Puis, les racontars, le suicide présumé de Rose, le départ de sa famille pour Québec, mais surtout la disparition de Pierre le soir de l'incendie, probablement mort dans le brasier, même si son corps ne fut jamais retrouvé.

Puis, je lui répète mon aveu, que je suis un vieil homme lassé par la vie et qui a cru bien faire en lui disant qu'il était son grand-père.

Isabelle ne semble pas bouleversée par mon histoire. Pire, elle n'a même pas l'air de me croire. Moi, qui aie déversé mon âme, mon cœur, serait traité comme le pire des menteurs? Je suis menteur, oui, mais certainement pas le pire.

- Tu ne m'auras pas Pierre Durocher. Ce n'est pas parce-que tu as réussi à te cacher toute ta vie que tu pourras me faire croire que tu n'es pas toi. Je peux voir au fond de tes yeux que tu es effrayé, que tu sais pourquoi je suis là.

Le mains tremblantes, je prends le livre rose que la petite me tend. Les pages sont jaunes et dégagent un faible parfum dont le souvenir refait surface. Le journal de Rose. J'ai peur de l'ouvrir. Ai-je vraiment le droit d'y lire ce qui s'y trouve?

La reliure craque quand je me décide enfin à l'ouvrir. La première phrase me jette par terre. "Je suis tombée enceinte quand Pierre m'a violée."

Je me sens incapable de lire plus avant. Mais la curiosité, une fois de plus, l'emporte sur la prudence. À la suite sont relatés le dégoût de Rose, ses peurs et inquiétudes, mais surtout sa haine de celui qui fut son premier amour. Je suis témoin malgré moi de l'acte innommable perpétré sur la magnifique Rose, souillée par celui que j'avais déjà vénéré, tant par sa décence que par sa droiture.

Tout y est. L'incendie, finalement causé par Rose elle-même en tentant de se défendre, le déménagement à Québec, le refus par ses parents que Rose soit avortée ou que l'enfant soit adopté. Les mensonges pour sauvegarder son honneur (elle se disait veuve), les recherches infructueuses pour retrouver Pierre et le faire payer, puis la naissance difficile de la mère d'Isabelle, Gisèle.

Devant mes yeux défilent la vie de Rose, jusqu'à la dernière page où est relaté son mariage avec celui qui lui aura redonné foi en l'homme et en elle. Un avocat populaire de Québec, un certain Richard.

Là s'arrête le livre de sa vie, et une foule de question me brûlent les lèvres. Mais je n'ose pas lui demander quoi que ce soit, pas à elle. Isabelle ne joue plus la comédie et laisse transpirer sa haine par tous ses pores.

Alors j'attends. Je ne sais pas vraiment ce que j'attends, mais je le fais. Entre-temps, j'essaie de trouver les mots pour la convaincre que je ne suis pas lui.

- Comment tu te sens maintenant, Papi? ironise-t-elle. Tu sais, j'ai toujours cru que Richard était mon véritable grand-père, jusqu'à ce que je trouve le journal, ajoute-t-elle tristement.

Je n'ose lui dire quoi que ce soit. Avant qu'elle ne se présente à moi, j'avais tout oublié. L'incendie, Rose. Ou enfin, de dire que je n'y pensais plus serait plus exact.

Je tente par tous les moyens de la convaincre de mon identité, à force de souvenirs, de photographies, de cartes, de facture d'électricité... rien n'y fait. J'aurais même voulu pleurer, pour l'attendrir, mais faute de climatisation, mes yeux restent secs.

La petite fleur qu'elle est, inébranlable, plonge la main dans son sac à bandoulière pour en sortir une enveloppe. Elle la tient un moment, la presse comme pour efface des plis imaginaires. Je distingue avec peine un motif fleuri sur le papier, effacé par le temps. Belle Isabelle ne se décide pas à me la donner, et j'ai bien envie de la lui arracher, mais ma bienséance,et mon grand âge, m'en empêchent.

Elle consent enfin, après quelques minutes, à me la tendre. Quand je vous disais que le temps est plus lent quand on est vieux... j'aurais pû jurer qu'il y avait une demi-heure que j'attendais, la main tendue vers elle. Avec l'enveloppe plus près de mes vieux yeux, je peux enfin distinguer le motif. Pour ce que ça donne... je n'ai jamais vraiment aimé le fleurs. Sauf les roses, peut-être.

À l'intérieur, sur du papier à lettre qui a peut-être déjà été parfumé, une courte missive adressée à Pierre, datée d'il-y-a presque trente ans.

- Le jour de ma naissance, croit bon de préciser Isabelle.

Je ne trouve rien de mieux à faire que de hausser les épaules. Et alors, dis-je presque, me retenant tout juste. Est-il vraiment nécéssaire d'envenimer la situation? Je me lève avec peine et me dirige vers ma chambre, lui spécifiant que je veux être seule pour lire la lettre.

Je sais très bien qu'elle l'a lue, mais pour la première fois aujourd'hui, je sens monter en moi une émotion véritable. Je n'ai pas trop envie qu'il y ait des témoins de cela. Lire ces mots est la chose la plus difficile que j'ai eu à faire de toute ma vie.

Pierre,
je veux seulement te dire que j'ai aujourd'hui trouvé la force de te pardonner. Si la naissance difficile de ma fille, Gisèle, n'a fait qu'augmenter ma haine pour toi, la naissance de ma petite-fille Isabelle m'aura donné la force de te pardonner. Pas pour te libérer, mais me libérer moi-même. L'outrage que tu m'as fait, la douleur que j'ai ressentie, Isabelle les a fait disparaître en arrivant dans ma vie. Puisse cette lettre te trouver un jour...
Rose


Agrafée au bas de la lettre, un coupure de journal, prise dans la section des obsèques. Rose s'était éteinte dans son sommeil plus de six mois auparavant. J'entends grincer les gonds de la porte de ma chambre. Je sens qu'Isabelle me regarde, mais je n'ose lever les yeux vers elle. À nouveau, l'odeur de petit vieux que je dégage me monte au nez et me barre la gorge.

- Mamie a toujours été très bonne. Dommage que ça ne soit pas héréditaire... Papi!

J'entends un cliquetis que je reconnais comme étant l'enclenchement d'un pistolet. Je comprends, à ce moment précis, qu'il ne me reste plus beaucoup de temps. D'une drôle de façon, savoir que Rose n'est plus, m'enlève la faible envie de vivre qu'il pouvait me rester. L'espoir feint que j'avais de la revoir un peu plus tôt, même si je suis vieux et rabougri, m'avait fait voir mes dernières années comme étant bénies.

Que l'Isabelle me déteste ne me dérange pas. Après tout, je ne la connais pas la petite donzelle. Ce qui me dérange, c'est qu'elle croit que je suis l'homme qui aura humilié sa grand-mère, et que pour cela elle va me tuer.

J'attends le coup final. On dirait qu'il-y-a des années que je suis assis sur mon lit. Je ne songe même plus à tenter de la convaincre qu'elle fait erreur. Je décide que ce qu'elle s'apprête à faire est, en définitive, très bien. Ce temps qui s'étire inlassablement va enfin s'arrêter. Et, Petit Jésus, je compte sur Vous pour me ramener à cette Rose Dubois que j'ai tant aimé et regretté.

C'est pourquoi, j'imagine, qu'un sourire se dessine sur mes lèvres quand j'entends enfin le craquement assourdissant de l'arme à feu.