Thursday, August 23, 2007

L'HOMME OUBLIÉ

Rien de particulier à dire sur cette nouvelle. Elle n'a pas été écrite dans un but particulier, si ce n'est que cette idée a traîné longtemps au fond de mon cerveau. J'avais eu l'intention de la soummettre, mais je ne voyais pas où ni pourquoi...

Je l'avais donc gardée pour moi toute seule... hehehe



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Je ne commencerai pas en vous disant quel est mon âge.

Je ne finirai pas ainsi non plus.

Pas vraiment par coquetterie, mais plutôt parce-que me souvenir de mon âge exact serait trop difficile. Évidemment, je sais en quelle année je suis né, je n'ai rien perdu des principes de mathématique, mais vient un temps dans la vie d'un homme où il faut savoir arrêter de compter. Il y a trente ans, j'étais déjà très vieux, alors aujourd'hui... mieux ne vaut pas y penser.

J'avais passé le cap des cent ans quand un médecin du Sacré-Cœur commença à s'intéresser à moi. J'avais enterré mon épouse près de quinze ans auparavant et je ne voyais pas le jour où je pourrais aller la rejoindre. J'étais donc allé poser la question au premier docteur qui voudrait bien me recevoir.

Combien de temps croyez-vous qu'il me reste à vivre? était ma question.

Le Docteur Massé, médecin qui se disait de famille, m'ausculta, m'examina et me tripota longuement avant de répondre, tout sourire, que je n'avais pas à m'inquiéter.

- Vous êtes en très bonne santé, me confirma-t-il, à mon grand désespoir.

Son sourire, que j'aurais pourtant jugé permanent, s'estompa un peu quand je lui annonçai mon âge, sans oublier de mentionner la hâte que j'avais d'en avoir terminé.

- Je ne vous aurais pas donné beaucoup plus que 80 ans, monsieur Bilodeau. Quel est votre secret?

Il semblait véritablement attendre une réponse de ma part. Que pouvais-je bien lui dire? Que j'engloutissais un steak saignant tous les soirs? Que je ne passais pas une semaine sans boire mon 40-once de gin, le dernier verre directement du goulot? Que le cigare que je fumais chaque soir avant d'aller au lit contrait mon insomnie? Je n'ai rien trouvé de mieux qu'à m'inventer un régime de vie sans faille, ponctué d'une bonne dose d'exercices quotidiens.

Ce fut de sa faute si ma vie devint un enfer. Je crois qu'il rêvait de célébrité car moins d'un mois plus tard, un dame m'appelait afin de me convaincre de participer à un talk-show populaire. Le sujet était la "vieillesse extrême" et je serais, bien entendu, payé pour ma participation.

Comme je m'ennuyais un peu, et que la perspective de faire un peu d'argent me pendait au bout du nez, je donnai mon accord. Le lendemain, on m'envoyait une voiture à l'effigie de l'émission, bagnole à la mode dont j'avais vue la publicité maintes fois à la télé. On m'emmena au studio, me maquilla et me coiffa avec soin, pour ensuite m'installer sur une chaise à moitié confortable trônant sur une estrade surchauffée.

De chaque côté de moi suaient d'autres petits vieux, plutôt décrépits, un ou deux ayant même l'air un brin séniles. L'assistance face à moi était bruyante, attendant l'arrivée de l'animateur-vedette. Un jeune clown passait son temps à raconter des blagues et courir d'une rangée à l'autre en gesticulant afin de distraire les gens. Nous, sur la scène, ressemblions de plus en plus à des gâteaux de noces dégoulinants. Par chance, une jolie petite rousse venait nous tamponner le visage régulièrement,parfois tentant de nous rafraîchir, parfois nous enduisant d'une couche supplémentaire de fond de teint.

Vint enfin le temps de jouer aux invités modèles avec l'animateur, vieil homme faussement jeune grâce à de nombreuses chirurgies plastiques. Je n'écoutais pas vraiment ce qu'il disait jusqu'à ce qu'il s'en prenne à moi. Il m'avait gardé pour la fin, j'étais le dessert, la crème pâtissière, de son émission. Vint la question fatidique...

- Et vous, monsieur Bilodeau, quel âge avez-vous?

Avec les 87, 94 et 97 ans que j'avais entendus plus tôt, je savais bien que je ferais mon petit effet en annonçant le nombre d'années qui, c'était le bon mot, m'accablaient. J'entendis, avec satisfaction, un murmure d'étonnement quand j'annonçai bien fort que j'avais 106 ans. Il y eu même des applaudissements, que je trouvai somme toute délicieux.

Vinrent ensuite les "comment faites-vous?", "comment vous sentez-vous?", mais ça ne dura pas bien longtemps. On présenta ensuite le Docteur Massé qui eu droit à presque vingt minutes afin d'élaborer sa théorie sur le vieillissement de la population. C'était terminé pour moi, j'avais eu droit à mon cinq minutes de célébrité.

Enfin, c'est ce que je croyais.

Près d'une dizaine d'années plus tard, j'étais devenu une icône. J'avais été reçu à toutes les émissions, avais été interviewé par tous les magazines importants. J'avais même servi de cobaye pour nombre d'expérimentations, dont je ne pourrais malheureusement vous dire la teneur.

Vint ensuite le jour où l'on commença à me détester. Un évangélisateur célèbre me prit même pour cible dans sa nouvelle campagne de recrutement. Il m'annonça comme étant un rejet de Dieu qui, à la lumière de ma mauvaise vie, avait décidé de ne pas me rappeler à Lui. Preacher Bob, qui s'était baptisé ainsi afin de rejoindre un plus large public, m'inventa une vie de débauche, des viols et des meurtres, expliquant ma longue et interminable vie comme un état d'expiation.

Je devins aussi le sujet principal de nombreuses lettres ouvertes. On m'avait vu au centre-ville en train de vampiriser des jeunes filles. J'étais un extra-terrestre. J'étais le nouveau Messie. On m'expédia des menaces de mort par téléphone, par courrier, par la figure. On me baisa les pieds, me demanda de bénir des nouveaux-nés, puis une secte s'appropria mon nom.

Je décidai qu'enfin, j'en avais assez!

J'étais encore assez croyant pour refuser de m'enlever la vie, alors je trouvai une autre solution. Ayant fait une somme raisonnable d'argent lors de mes premières années de célébrité, j'appelai à la rescousse ma petite-fille favorite, Michelle. Je lui demandai de m'aider à disparaître, ce qu'elle accepta avec plaisir. Je lui donnai tout l'argent que je possédais, elle n'aurait qu'à s'assurer que je ne manque de rien pour ce que j'espérais être un très petit nombre d'années.

- Deux ou trois ans, tout au plus, lui ai-je promis.

Elle haussa les épaules en affirmant que je pouvais rester en vie autant que je voulais. Qu'elle s'occuperait de moi tant qu'il le faudrait.

Depuis ce temps, j'habite un petit chalet confortable au milieu des bois. Je ne manque de rien. Michelle m'apporta de la nourriture et des magazines chaque samedi matin pendant bon nombre d'années. Aujourd'hui, c'est son fils Laurent qui s'occupe de moi, depuis qu'elle est incapable de se rappeler son propre nom.

Moi, je vis encore, je croûle sous les années sans qu'elles ne m'affectent vraiment. Je mange, bois et fume, je fais des mots-croisés et me promène la nuit, au clair de lune. Personne ne se doute plus que j'existe.

Mais même si j'ai disparu de la circulation, personne ne m'a oublié. Le Docteur Massé fit fortune en écrivant un livre sur moi. Il raconta mon histoire, qui fut lue par des millions de gens, dans une multitude de langues. Je n'y ai pas échappé, je l'ai lue aussi. C'était une très belle histoire, même si je ne me suis pas vraiment reconnu.

À Hollywood, ils en ont fait un film. Un vieil acteur qu'on avait presque oublié, Leonardo quelque-chose, a même obtenu un Oscar en me personnifiant. J'ai vu le film. J'ai pleuré. C'était un très beau film.

Je ne doute plus maintenant que le jour viendra où Laurent ne pourra plus m'aider. Quelqu'un d'autre viendra peut-être pour prendre sa place, mais j'en doute fort. Il n'a pas d'enfants et la famille s'est étiolée. J'espère profondément que ce jour-là, j'aurai le courage de m'aventurer sur la grande route, un soir sans lune, pour me précipiter sous un dix-roues. Ou peut-être pas. Qui sait si je ne serai pas enfin qu'un petit vieux anonyme d'ici une vingtaine d'années?

Je pourrai aller prendre un café au petit restaurant, sur le bord du lac.

Et si on me demande mon âge?

Je mentirai...

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