Voici la seule chose qui puisse me faire croire que je ne perds peut-être pas mon temps à tenter d'écrire quelque chose. Surprise totale apprise un 1er Avril (je n'y croyais d'ailleurs pas jusqu'à parution), la nouvelle qui suit a reçu le 1er prix du Concours de Nouvelles du Journal Voir, en 2003.
Un peu de fierté, ça peut pas faire de mal... ;-)
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- Mon doux, c'est mauvais. Que c'est donc mauvais!
Un homme devant se retourne et vous regarde avec perplexité. Avez-vous dit cela tout haut? vous demandez-vous, confuse. Vous reconnaissez l'homme comme étant le père de Maryse Gignac, l'actrice principale, espérant que lui ne vous ait pas reconnue. Si Luc apprenait cela, il vous quitterait à la seconde. Luc Miron, nouvelle coqueluche du théâtre, de la télévision, de l'Union des artistes, vous laisserait tomber sans remords s'il savait que vous n'appréciez pas ce qu'il fait.
De tous les hommes que vous aviez eus dans votre vie, celui-ci était le plus imbu de lui-même, le plus pédant, le plus arrogant, mais il était aussi le plus sûr de lui, le plus fonceur, le plus cultivé. Qu'il vous ait remarquée, vous, avait fait toute la différence. À Montréal depuis pas tout à fait un an, nantie d'un seul diplôme d'études professionnelles en secrétariat, employée par chance dans l'une des plus grandes agences de casting de la Métropole, il vous avait vue et courtisée. C'en était fait de vous.
Vous avez commencé à frayer dans le milieu artistique, parmi des gens qui selon vous vous surclassent en beauté, en talent et en intelligence. Il ne se passe pas une semaine sans que vous soyez convaincue que Luc vous lâchera pour une petite comédienne ultra-talentueuse avec qui il aura plus en commun. Mais comme ce nouveau monde auquel vous avez accès vous plaît, vous faites tout pour lui plaire, pour être comme il vous veut. Vous êtes devenue sophistiquée (une fortune
en coiffeurs, maquillage, vêtements griffés), avez acquis une certaine culture (vous passez chaque moment libre à dévorer livres et journaux) et avez appris à jouer l'indépendante (pas de questions à la "Où va notre couple?" ou "Est-ce que tu m'aimes?"). Vous êtes devenue parfaite... pour lui.
Mais maintenant, vous ne savez plus quoi penser. La pièce dans laquelle il joue vous semble si mauvaise que vous vous sentez mal. Vous savez qu'il vous demandera ce que vous en avez pensé, comment vous l'avez trouvée, si vous le trouviez bon. Même si vous lui disiez qu'il était extraordinaire, que la pièce était belle et touchante, il lirait la vérité dans vos yeux. Il verrait que vous avez trouvé la pièce moche, sans intérêt, pas drôle du tout. Il discernerait aussi votre déception, que son jeu ne vous a pas touchée. Même les costumes et le décor, il saurait que vous trouvez qu'on les dirait dénichés au marché aux puces, poussiéreux et pleins de mites.
Vous versez une larme ou deux, en songeant à la fin de votre liaison toute neuve. Les quelques relations que vous avez nouées dans le milieu s'effriteront car vous aurez perdu votre ticket d'entrée. Même Gisèle, comédienne de votre âge avec qui vous avez beaucoup d'affinités, finira par ne plus vous appeler pour aller siroter un cappuccino au petit café à deux pas de chez vous. Tous ces gens que vous avez fini par apprécier s'envoleront en fumée, préférant ne pas se lier à une personne "ordinaire" qui les aura trahis dans leur art.
Un râle de désespoir venant de la scène vous tire de vos pensées. Carol Lemieux, le principal rival de Luc, vient de s'affaler sur un divan décoloré en se tenant le coeur. Il crie de douleur tandis que les autres protagonistes, amassés autour de lui, le regardent. Vous les trouvez faux, Luc autant que les autres. Son corps ne trahit rien, il reste debout à observer Carol comme s'il avait l'esprit occupé ailleurs, comme s'il était en train de se demander s'il mangera du poulet ou du poisson pour souper. Les autres aussi, en fait, ont l'air de se poser la même question.
Après avoir joué la souffrance pendant une dizaine de minutes, Carol roule en bas du canapé avec bruit. Les acteurs poussent un "Aaaaaaaaah!" qui semble vouloir dire "Quel dommage!". Un comédien que vous ne connaissez pas, habillé en concierge, entre sur scène armé d'un balai et pousse le corps "mort" vers les coulisses. En fait, Carol roule sur lui-même au rythme du balai pendant que continuent les lamentations de Luc et des autres. Encore une fois, vous vous étonnez de l'absence de qualité du spectacle. Le rideau tombe, les lumières s'allument.
Luc vous a demandé d'aller le retrouver pendant l'entracte, mais le courage vous abandonne et vous préférez sortir du théâtre pour aller fumer. Bon, vous avez arrêté, mais vous avez besoin de décompresser. Vous n'aurez qu'à prétendre avoir eu une envie pressante et, comme toujours, la file d'attente aura été interminable. Tant pis s'il arrive à discerner votre haleine de cigarette car, de toute façon, ce sera la dernière fois que vous le verrez.
À l'extérieur, des dizaines de spectateurs font comme vous et vous arrivez à obtenir une cigarette d'un jeune homme. Autour de vous, les gens parlent de la pièce. Vous êtes surprise de n'entendre que des commentaires positifs, tant sur les comédiens que sur la pièce elle-même. Vous vous approchez d'un petit groupe particulièrement enthousiaste et prêtez l'oreille. Rapidement, le souvenir d'avoir été étrangère au monde du théâtre refait surface. Le groupe ne fait que louanger l'originalité du texte, de la mise en scène et du jeu des comédiens. Luc, plus particulièrement, semble avoir la cote. Vous n'êtes pas vraiment surprise.
La plus âgée de la petite assemblée souligne avec ferveur l'indifférence des personnages face à la mort de Carol. Cette scène, selon elle, est ce qu'elle a vu de mieux en fait de froideur, de désabusement social et de snobisme depuis plusieurs années. "Ce fut effectivement bien rendu", ajoute à cela son voisin de droite. Une vague de honte vous submerge. Pouvez-vous être si étrangère à la subtilité du théâtre? En connaissez-vous si peu que vous ne pouvez reconnaître la qualité quand elle vous saute au visage? Vous vous promettez de redoubler d'efforts afin d'apprécier le spectacle, si prisé par vos congénères.
Les gens reviennent dans le théâtre et vous les suivez, armée d'une énergie nouvelle. Vous allez apprécier la pièce, il le faut. Vous devrez mettre de côté le peu que vous connaissez et vous ouvrir à cette forme d'art dont vous ignorez les ficelles. Vous oublierez les pièces vues dans votre jeunesse, au théâtre d'été, ces pièces cabotines, simples à comprendre, adorées par vos parents. Elles sont de l'ordre du divertissement. Celle-ci est d'un tout autre calibre, un registre qui ne vous est pas familier. C'est remplie d'espoir que vous prenez votre place et attendez le lever du rideau.
Les comédiens sont maintenant tous là, assis face au public sur des chaises de bois branlantes. Derrière eux, sur une plateforme censée représenter un monument funéraire, il y a Carol, couché sur le dos, les mains croisées sur la poitrine, les yeux fermés. Personne ne parle, le silence vous défonce les tympans. Tout le monde retient son souffle, tout comme vous. Maryse Gignac se lève, respire un bon coup et commence à parler. Son personnage raconte sa relation avec le "mort". À certains moments, Carol s'assied et dément les affirmations de Maryse pour le bénéfice des spectateurs. Chacun leur tour, les acteurs se lèvent, parlent, et Carol dément le tout.
Vous avez une illumination. Vous venez enfin de comprendre ce que vous voyez. Ce n'est pas une pièce avec un début, un milieu et une fin. Ce n'est pas une histoire drôle avec des blagues, des cascades et des gens qui courent partout en faisant la grimace. C'est complètement autre chose. Ce que vous aviez pris, durant le premier acte, pour un mauvais jeu était un bon jeu, un autre jeu. Ce n'est pas parce que quelqu'un meurt qu'il faut à tout prix devenir hystérique et se jeter sur le décédé, en pleurs. Parce qu'au théâtre ce n'est pas toujours ainsi, parce que dans la vie ce n'est pas toujours ainsi.
Luc est le dernier à se lever et parler. Il est froid et distant quand il dit qu'il aimait le cadavre comme un frère. À cela, le cadavre raconte comment le personnage de Luc ment, mais vous ne l'écoutez pas. Vous qui connaissez Luc, vous savez qu'il n'est pas froid, qu'il n'est pas ce morceau de glace sur deux pattes figé sur la scène. Vous réalisez enfin l'ampleur de son talent. Si votre amoureux peut vous donner froid dans le dos, s'il peut vous donner l'impression d'être l'homme le plus épouvantable de la terre et vous le faire détester, n'est-ce pas une preuve de son génie? Vous pleurez à nouveau, non plus sur la fin de votre relation, mais sur la découverte de votre nouvelle sensibilité théâtrale.
Vous savez à présent que Luc ne verra pas l'ennui dans votre regard, qu'il ne lira pas la déception que vous avait procurée la pièce au début. Il ne vous laissera pas tomber pour cause de théâtre, il ne pourra que voir le respect qu'il vous inspire.
Vous percevez devant vous des chuchotements inopportuns et ça vous dérange. Vous vous apprêtez à remettre ces impolis à leur place quand vous reconnaissez la dame et son ami qui avaient encensé l'oeuvre. Ils rient maintenant tout bas. Vous entendez les mots "prétentieux", "sur-joué", "ridicule", "mauvais comédiens". Vous êtes confuse. Ceux-là mêmes qui vous ont, sans le savoir, aidée à apprécier ce nouveau théâtre réfutent d'un coup ce que vous venez de découvrir. Le père de Maryse Gignac hoche lentement la tête, l'air découragé. Vous regardez autour de vous et les mines ennuyées vous brisent le coeur.
À nouveau, vous sombrez dans le doute. Il n'y a à vos yeux que deux solutions possibles. Ou bien vous avez apprécié quelque chose que tout connaisseur saurait juger mauvais, ou bien vous êtes la seule à avoir pu ouvrir votre esprit assez grand pour constater les qualités de la pièce. Toujours aussi sûre de vous, vous optez pour la première solution.
La pièce se termine brusquement sur le mot "Hypocrites!" poussé rageusement par Carol, qui se recouche sur son autel pendant que les autres baissent honteusement la tête. C'est fini, les gens vont se mettre à applaudir. Vous attendez, les mains prêtes pour l'action, mais rien ne vient. Puis quelques spectateurs, au fond, commencent à applaudir. D'autres suivent enfin, pour faire bonne figure. Et la salle au complet (ou presque) participe, sans grand enthousiasme. Le rideau se lève sur Luc, Carol et les autres se tenant par la main et faisant la révérence. Ils ont l'air perplexes, comme étonnés de ne pas recevoir d'ovation, ou au moins une manifestation plus chaleureuse. Le rideau retombe et les gens se dirigent rapidement vers la sortie.
Vous restez à votre place, bombardée des nombreux commentaires négatifs, quelquefois méchants, sur le spectacle. Vous ne pouvez bouger de votre siège, effrayée d'avoir à aller rejoindre votre amoureux et toute la troupe. En élaborant tous les scénarios possibles, il ne vous vient qu'une seule réponse, qu'une seule excuse. Vous devrez user de tout le charme dont vous êtes capable, vous serez taquine, enfantine. Vous lui direz, l'air piteux: "Luc chéri, tu sais bien que je n'y connais rien, moi, au théâtre..."
Wednesday, August 22, 2007
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2 comments:
le silence vous défonce les tympans
C'est très bon, j'aime l'emploi du "vous", c'est comme un jeux vidéo à la première personne...sans les pow bang piou piou mais c'est bon..!
sans les pow bang piou piou... drôle ça!! hahaha
Sérieux, merci M'sieur! :-D Vous êtes pas mal fin!
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